Article de Tchen Nguyen : Des pieds à la tête (ou aux doigts)
J’adore la cérémonie culinaire des gones « des pieds à la tête de veau », en passant par les tripes ou le gras double.
Il en est de même de mon amour du piano, vous allez voir en quoi. 16h30 : je passe un scanner. On entre dans les entrailles de la machine tournoyante qui, elle-même scrute vos viscères. Examen attentif des petits trucs au millimètre près (cool, ver 22h30 nous fêterons au rhum arrangé les bons résultats avec les potes du festival) 18h40 j’arrive au théâtre antique ; Yves Dugas, le facteur de piano est plongé dans les entrailles d’un des huit pianos qui ont réussi à trouver leur place sur scène. Un travail au millimètre aussi, une affaire de vie (musicale) également. Dans quelques instants ces rutilants Bösendorfer vont rugir, frémir, entrer en percussion. Festival du métissage. Accord des artistes. Accord des pianos. Yves Dugas me consacrera quelques instants, le boulot fait. Les habitués du festival le connaissent forcément de vue. Une ombre pleine de vie, sans laquelle la scène de Vienne ne serait pas ce qu’elle est. Une nonchalance élégante et une élégance nonchalante, pour faire face efficacement à la pression du chrono. Mais un feu intérieur : « il faut tout faire pour que le piano dise ce qu’on a envie qu’il dise. D’abord la base, travailler les chevilles dans le bois. Après, comment donner la personnalité pour que l’engin sonne ? Cela se fait aux tripes ! (tiens, tiens, j’adore). Un effort total, la tension des bras, l’oreille disponible, les tripes réceptives. » (Alexandre, mon accordeur me fait part des mêmes sensations). Il aimerait avoir le temps de confectionner en plus l’équilibre, l’harmonie entre les huit engins complètement à la main, mais, par manque de temps, il est obligé d’utiliser une machine pour coordonner .Merci pour la performance réalisée dans la gentillesse et l’absence d’esbrouffe. Arrivent les pianistes. Petit praticien que je suis, je me délecte toujours de leur posture sur scène. Il y a d’abord les pieds, solidement plantés, les jambes (souvent dodues) écartées, à la mode de nos ancêtre Earl Hines ou Fats Waller, ou ceux dont les chevilles frétillent ou encore Hank Jones, caressant en souplesse les pédales. Puis on monte au ventre qui va transmettre et encaisser toutes les vibrations, pour terminer par les doigts, parfois fluides come des anguilles, parfois rapaces comme des aigles, parfois faussement pépères come un ours potelé qui sait pourtant s’élancer quand il le faut. Entre tout cela, la tête dodeline. Elle ne sait si elle doit envoyer des ordres aux doigts ou s’extasier de la musique qu’elle entend. Elle essaie de faire les deux. Il y les maîtres qui gardent la tête froide, suprême élégance. Il y a aussi les pianistes trop cérébraux. C’est ainsi que la différence entre le veau et le pianiste de jazz est que, chez le premier, la tête est une partie noble, et que chez le second, elle joue un rôle secondaire pour moi. On doit rechercher la vie totale, le don de l’organique dans toutes ses possibilités Démonstration avec nos deux grands fauves du piano : Hank Jones, l’économie des moyens, les racines du blues, les cris des doigts suffisent, le silence est essentiel, disposant quelques gouttes de vinaigre exaltant le plat. Martial Solal, à l’exubérance méditerranéenne. Le résultat : un gratin de gras double comme j’adore : moelleux à l’intérieur, parfumé, et finement croustillant à l’extérieur. Mais je retiens de notre histoire que la musique, surtout le piano, s’écoute aussi avec le ventre et quand Hanky nous titille les lacrimales, c’est encore mieux.
Tchen Nguyen